• La Grande Dame

    La Grande Dame

     

    Il existe des choses qui sont invisibles à nos yeux. Même si nous mettons toute notre volonté, toute notre ardeur à tenter d'en percer les énigmes, elles demeurent secrètes. Mais pas pour tous...

    Car ces mystères cachés à notre cœur ne le sont pas pour les dragons. Leur magie leur permet de contempler tout ce qui existe, tout ce qui vit, tout ce qui erre. Et de toutes ces majestueuses créatures, Qaletaga était celle qui avait tout vu, tout vécu, tout ressenti. Sa longévité dépassait même celle du Roi Dragon.

    Mais Qaletaga la Terrible ne s'intéressait pas à ce monde. Elle avait trop vécu. Plus rien ne la surprenait parmi les vivants. Par contre, elle chérissait celui des morts. Les âmes des défunts ne cessaient d'alimenter sa curiosité pour cette race si faible, si chétive. Leur amour, leur haine, leurs désirs transcendaient même la mort.

     

    Malgré tout, chez les vivants, il en fut un qui l'impressionna particulièrement. Une femme jeune et resplendissante, maîtresse d'un puissant seigneur. La richesse la paraît d'or et son avenir semblait radieux. Pourtant, Qaletaga lut son cœur : cette femme était malheureuse comme la pierre. Son maître ne la désirait que pour sa jeunesse et sa beauté. Mais elle savait qu'elle allait vieillir. Et quand apparaîtraient ses premières rides, qu'allait-elle devenir ? Serait-elle rejetée comme une catin ? Allait-elle être réduite à vendre son corps, et à mourir dans la souffrance et le déshonneur ? Voilà toutes les questions qui hantaient son esprit, rongé lentement, doucement par l'incertitude.

    La Terrible s'amusa à voir cette grande Dame sombrer dans la paranoïa. Toutes les jeunes filles sortant à peine de l'adolescence étaient des ennemies pour sa place, sa situation. Elle ne cessait de prendre infusions, décoctions, herbes médicinales et de brouiller sa peau de maintes et maintes poudres et pâtes. Et son désir d'or était de plus en plus grand. Sans cesse elle réclamait bijoux et belles toilettes. Tant qu'elle était jeune et fraîche, le seigneur cédait au moindre de ses caprices. Mais le temps passant, il devenait de moins en moins généreux envers sa maîtresse. Alors la Dame redoublait de peines pour resplendir et plaire à son maître.

    Sa peur de vieillir pauvre en devenait comique et Qaletaga se délectait du spectacle. Voir tous ces efforts déployés en vain lui rappelait à quel point les humains pouvaient être stupides et vaniteux. Mais elle n'avait pu prédire ce que la Dame s'apprêtait à faire...

     

    Dans sa trop longue vie, la Dragonne Terrible avait maintes fois assisté à d'innommables cruautés. Mais cette fois-ci, elle savait qu'elle allait devoir jouer un rôle... de gré ou de force, en bien ou en mal, elle n'aurait pu le prévoir.

     

    Dès que le seigneur posait ses yeux sur une femme plus jeune... sans la moindre once d'hésitation, la Dame fauchait la vie de ces pauvres fillettes. Et Qaletaga savait qu'elle ne regrettait pas. Aucun remords ne la rongeait de l'intérieur. Seule la satisfaction vibrait dans son petit cœur, sec et flétrit par la jalousie, la haine et la rancœur.

     

    Qaletaga était las de toute ceci. Les meurtres, les guerres, les assassinats, les parricides et fratricides, elle en avait tellement vu ! Son cœur resta de glace.

    Malgré son indifférence froide et sans pitié, la Terrible ne pouvait rester sourde aux appels des âmes en peine, qui hurlaient leur chagrin et leur haine. Les jeunes filles ainsi tuées réclamaient la mort par l'épée de cette félonne assoiffée de pouvoir et d'autorité. Par les nuits chaudes ou glacées, les âmes erraient dans les bois et parfois même s'aventuraient dans la ville parmi ceux qui furent les leurs. Effroyable rencontre que celle d'un esprit vengeur... Qaletaga avait beau les chasser et tenter de les apaiser, ces âmes jamais ne trouvaient la paix. Sans cesse tourmentée, son cœur petit à petit s'emplit d'aigreur. Toutes ces jeunes filles ne souhaitaient qu'une seule chose : que les crimes de la Dame prennent fin et qu'ainsi leurs mémoires soient vengées. Mais la vieille dragonne ne pouvait leur accorder ce vœu... du moins, le croyait-elle jusqu'à ce que la Dame ne se présente à elle par une froide nuit d'hiver.

    À cet instant, la fureur embrasa l'esprit de Qaletaga. Jamais une telle créature ne lui avait autant causé de peine ni n'avait demandé son aide. Cet affront fit couler la colère en ses veines. La simple idée qu'un humain requérait sa puissance pour de telles ignominies la rendait malade et folle de rage.

    La Terrible n'était pas connue pour sa sagesse ou sa pitié. C'était bien sa haine farouche des lâches et des traîtres qui partout faisait trembler.

     

    Ce fut en sentant la Dame pénétrer en son antre Qaletaga sut enfin quel rôle elle jouerait dans cette immonde farce. Un rôle parfait. Un rôle de toute puissance. Enfin elle allait pouvoir libérer ces âmes des chaînes de haine et de rancœur qui les emprisonnaient ici-bas: la punition était sa décision.

    Alors que la folie de la Dame la poussait à ordonner à Qaletaga de la rendre immortelle sous couvert de vaines paroles, la dragonne gronda, ne pouvant en entendre plus du serpent qui dansait devant elle.

     

    « Tais-toi, vile vipère ! »

     

    Sa voix résonna comme le tonnerre dans la nuit noire. Des sueurs froides coulèrent dans le dos de la Dame qui cherchant à reculer, trébucha et tomba entre les griffes de Qaletaga. De toute sa hauteur elle se redressa, et de ses ailes elle les enveloppa, défiant la Dame de chercher à s'enfuir.

     

    « Toi qui aime tant couper ces longs fils de vie et de sang, reliés à vos cœurs et vos sentiments, vos âmes et vos espoirs déments. Toi qui aime tant ta beauté et ta prestance, ta jeunesse et ta puissance. Toi qui a fauché tant de vies innocentes. Je te promets de réaliser ton rêve le plus vivace de ton esprit pugnace. Ta peau restera fraîche et douce comme celle d'un enfant, ton corps restera fort et ferme, ton esprit restera vif et brillant. Pour toujours tu resteras sur ces Terres, jusqu'à ce que la désolation les emporte. Mais à jamais tu seras seule. Seule avec ta haine et ton esprit belliqueux. Seule parmi les tiens, incapable de les toucher, incapable de t'en faire entendre, incapable d'attirer leur attention. Tu demeurera invisible aux cœurs de ceux que tu appelais frères et sœurs. Tu deviendras la Grande Dame de ces Terres et tu erreras jusqu'à la fin. Je te condamne à l'éternité et plus encore, je te condamne à une sempiternelle solitude. Tu régneras sur les âmes perdues, je te l'ordonne. Tu seras celle qui fauche la vie des mourants, qu'ils soient jeunes ou vieux, que leur mort soit par la guerre ou la maladie. Toi qui déteste tant les vivants, je t'ordonne de les guider dans leur mort jusqu'à ce que leur âme torturée retrouve la paix. Tu seras la Dame, la Faucheuse immortelle, l'incarnation de la Mort invincible.»

     

    La Dame pleura, implora la pitié de l'immense créature aux infinis pouvoirs. Milles et unes excuses jaillirent de sa bouche menteuse. Sa langue de vipère claqua derrière ses dents, promettant tout et rien à la fois pour échapper à cette sinistre malédiction.

     

    « Je ferai tout ce que vous voudrez ! »

     

    Alors que Qaletaga s'apprêtait à disparaître dans les ténèbres, ce hurlement de désespoir l'arrêta. Ses crocs luisirent dans la pénombre. Si la Dame avait été alerte, elle aurait compris que la dragonne ne reviendrait jamais sur sa malédiction. Elle aurait su que rien ni personne ne pourrait défaire ses mots. Mais un espoir nouveau chamboula son cœur quand la dragonne se retourna, lui faisant une nouvelle fois face.

     

    « Ce que je souhaite, perfide humaine... Ce que je souhaite que tu fasses, ce que je désire ardemment... est que tu rentres chez toi. Que tu rentres chez toi et que tu demandes audience. Que tu demandes audience devant toute ta misérable petite ville. Et que devant toutes ces âmes pures et innocentes, je veux que tu étales la noirceur de ton cœur. Je veux que tu avoues tes crimes. Je veux que tu sois jugée par ton peuple pour tes crimes. Je veux que tu meures devant eux pour tes crimes. Alors seulement à cet instant précis, quand la mort s'abattra sur ta pauvre existence... je te libérerai de ta malédiction. Refuse, et tu connaîtras la solitude éternelle. »

     

    Qaletaga s'enveloppa de ténèbres et disparut.

    Elle savait déjà quelle crainte étouffait la Dame. La dragonne ne lui aurait pas offert le choix de rédemption si elle avait eu le moindre doute. Dans sa longue vie, elle avait appris et, bien malgré elle, étudié le cœur et l'esprit de ces fragiles créatures.

    La Dame était terrorisée par la vieillesse, et plus encore par la mort. Elle savait à quoi ressemblait la mort, mais elle ignorait à quel point la malédiction pouvait être pire, bien pire.

     

    Alors elle n'obéît pas.

    La Dame ne mourut pas. La Dame ne vécut pas non plus.

    La Dame resta jeune et belle. Mais plus personne ne la contempla, plus personne ne la complimenta.

    La Dame était seule. Seule avec les âmes des morts. Seule avec son cœur noir et son désespoir.

     

     

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